Chapitre XIX
Lorsque son train pénétra dans la bouche énorme du tunnel glaciaire, Yeuse ferma les yeux. Elle revivait la même scène que des mois auparavant. Lorsqu’elle avait pour la première fois pénétré sous l’inlandsis c’était avec Lien, après sa libération de ce train-bagne sibérien. À l’époque elle était trop épuisée, trop heureuse de sa liberté retrouvée pour s’effrayer de s’enfoncer sous des mètres, des centaines de mètres de glace.
Aujourd’hui elle avait peur. Son train privé roulait à vitesse moyenne mais c’était encore trop vite à son gré. Elle aurait voulu qu’il reparte en arrière, qu’il fasse demi-tour. La descente dans ce puits central du futur axe sous glaciaire Nord-Sud se faisait par paliers où étaient installées des stations de manœuvres et de régulation, de véritables cités où des gens vivaient, dormaient, devenant les taupes de cet univers étrange où la moindre lampe accrochait des éclairs aux parois. Chose étonnante, la température y était plus supportable qu’en surface et elle pouvait voir ces habitants vêtus simplement de fourrures avec le visage découvert.
La descente se poursuivait parfois en spirale autour d’un trou immense que Lady Diana avait tenu à baptiser Lien Rag Station du vivant du glaciologue. Il était à la jonction du super métro Est-Ouest et de la future liaison Nord-Sud. La spirale comportait déjà des dizaines de voies où roulaient des convois, de marchandises surtout, à des allures effrayantes. Elle essaya d’évaluer le diamètre de ce trou énorme, fut prise de vertige.
Le cauchemar continua lorsqu’elle se retrouva dans l’immense galerie roulant vers le sud. L’éclairage insensé qui devait dévorer une énergie immense, l’effet de miroir, d’éblouissement parfois, que créaient les parois éloignées, empêchaient de distinguer le plafond et c’était un monde nouveau très loin de la grisaille brumeuse de la surface, très loin du froid, mais encore plus effrayant, artificiel. Elle apercevait des pans de roc, des forêts pétrifiées encore incluses dans la glace, des ruines de bâtiments, parfois le vert sombre de prairies dont seule la couleur persistait après des siècles.
À coups de laser on avait attaqué la glace dans tous les sens, on avait retrouvé le sol de la planète mais c’était un sol desséché, nu, atroce. Elle se souvenait de vieux films mais ici tout était différent. Pourquoi venir si bas rechercher les origines de l’homme pour ne trouver que cela ?
Lady Diana l’attendait à Mont Rushmore Station.
C’était la fin de ce tunnel gigantesque. À moins d’un kilomètre s’élevait la muraille des glaces, fantastique, attaquée par des dizaines de gros lasers. On disait que l’eau de fusion était pompée à la fois vers le Pacifique et l’Atlantique pour éviter une trop brutale montée du niveau sous les banquises ; que l’on devait souvent arrêter les travaux pour que l’eau soit toute évacuée. On avait dû creuser d’énormes canaux cylindriques, réchauffer l’eau sur son parcours pour que ne se forment pas de bouchons.
Yeuse fut surprise de voir Lady Diana sur le quai et cet honneur insigne et inattendu la remplit d’un malaise tel qu’elle ne put s’en débarrasser durant tout son séjour. La grosse femme portait un manteau de fourrure noire à bandes blanches, avait le visage nu. Il faisait moins cinq à l’extérieur et Yeuse n’eut que le temps de se débarrasser de sa combinaison isotherme et d’enfiler des vêtements moins chauds.
— Merci d’être venue, dit la principale actionnaire de la Compagnie.
En fait c’était par euphémisme qu’on la désignait ainsi. Il n’y avait dans toute la Panaméricaine personne qui puisse présenter au conseil d’administration autant d’actions que cette femme. Elle détenait la majorité sans que l’on sache exactement à combien se montait son pourcentage et elle veillait à ce que ni une personne ni un groupe ne puissent acquérir des actions de petits porteurs et ne représentent un danger, certes mineur, mais un danger tout de même. Mais elle respectait les règles de la Société anonyme, réunissait le conseil pour de grandes décisions, écoutait chacun avec patience. En Transeuropéenne par exemple il y avait de gros porteurs, le chiffre n’était pas connu et se situait entre vingt et trente, une grosse masse d’actionnaires moyens, puis une foule de petits porteurs et certaines assemblées réunissaient des milliers de gens.
— Vous avez fait un beau voyage ? Vous ne connaissiez pas cet endroit ? Vous allez découvrir des choses extraordinaires. Déjà nous avons retrouvé une ancienne mine de lignite qui était à ciel ouvert et que nous allons pouvoir exploiter d’ici un an. Nous avons découvert une réserve d’Indiens. Imaginez-vous qu’ils sont restés sur place à attendre la mort, en costume d’apparat, autour d’un feu certainement. Nous allons les dégager de la glace actuelle trop épaisse, trop opaque pour les inclure dans une nouvelle très transparente. Ce sera une attraction touristique extraordinaire et déjà j’ai des dizaines de demandes pour la concession.
Elle la conduisit dans son train luxueux, jusque dans un salon panoramique à la décoration trop riche, lui désigna un canapé moelleux et s’assit en face d’elle. Yeuse sentit le regard inquisiteur de cette femme sur elle lorsqu’elle ôta son manteau de fourrure pour apparaître en simple robe qui la moulait peut-être un peu trop. Elle devina une sorte de convoitise dans cette insistance mais était habituée à être désirée par les deux sexes.
— Vous êtes très belle, dit Lady Diana, et je comprends l’émoi des membres de la Commission des Accords. Vous avez beaucoup de succès auprès d’eux et c’est mérité. Je vous ai fait venir pour discuter de certaines choses. Je sais que vous avez signé des protocoles d’accords pour certains prêts, certaines fournitures, le tout pour près de cinq millions de dollars. C’est un bon chiffre. Ni trop fort ni trop faible. Le professeur Bouliev qui vous a rejointe depuis peu a pour sa part obtenu le matériel pour créer son usine de silicium… Je ne vois pas d’un mauvais œil vos succès. Au contraire. Je suis même prête à vous faire certaines propositions.
Yeuse se demanda brusquement si elle n’en serait pas le prix. Aussi froidement que possible elle essaya d’imaginer ce que pourrait être une heure amoureuse avec ce monstre de chair mais n’y parvint pas. Elle s’était prostituée en majorité avec des hommes mais le plus horrible pouvait, le plus souvent, offrir un minimum de gentillesse. Elle ne pensait pas que Lady Diana en fût capable.
— Je veux vous acheter votre actuelle production d’huile de baleine. Un million de tonnes par an. C’est une huile excellente d’un haut rendement calorifique. Je vous en propose double tarif pour chaque baril. Ce n’est pas une proposition en l’air. On peut signer aujourd’hui.
— Mais, dit Yeuse surprise, nous avons nos contrats… Pour plusieurs années. Nous pensons doubler la production d’ici douze mois. Si vous voulez l’exclusivité de cet excédent je peux en parler à mon Conseil d’Administration.
Lady Diana sourit et se pencha en avant. De son décolleté montait un parfum très raffiné. Elle devait s’en inonder. Yeuse fut fascinée par cette masse que formaient ses seins.
— Il n’y a pas de conseil d’administration. Il y a deux associés et en fait le Kid dirige tout. Le Mikado se contente de toucher ses dividendes et ne s’aventure jamais trop longtemps sur la banquise qu’il déteste. Il n’est jamais allé jusqu’au volcan Titan par exemple, sous prétexte que le réseau n’a pas assez de voies pour son horrible temple hindou.
— Vous êtes bien renseignée, persifla Yeuse sans entrain.
— Toujours. Vous le savez bien. Lien Rag a dû vous en parler.
— Je ne puis traiter sur-le-champ cette affaire.
— Je peux vous payer une année d’avance. Cash… En dollars ou en matériel à votre convenance. Je peux mettre à votre disposition un système de transmission de message qui vous apportera la réponse du Kid en quarante-huit heures. Ici même…
— Le Kid ne sera peut-être pas tenté de répondre rapidement, dit la jeune femme.
Lady Diana examina ses diamants incrustés dans ses doigts boudinés. On ignorait si la monture était enrobée par la graisse ou si vraiment c’était à la suite d’une opération chirurgicale qu’ils tenaient ainsi. On disait aussi qu’elle en avait ailleurs sur le corps mais ce devait être une légende.
— Pourquoi le Kid serait-il réticent ?
— À cause du fils de Lien. Le Kid m’a informée que vous l’aviez fait enlever et qu’il se trouverait auprès de vous.
— Il n’est pas plus son fils que le mien. Lui-même le détenait illégalement. Lien Rag est mort et je me sens moralement tenue de superviser l’éducation de cet enfant.
Yeuse baissa les yeux, essayant de maîtriser sa colère. Elle ne devait pas oublier son rôle d’ambassadrice. Le Kid lui faisait entièrement confiance. Il lui avait dit qu’elle était sa seule amie désormais. Il ne paraissait pas considérer Miele comme une personne de confiance, même pas comme une épouse.
— Si vous avez enlevé cet enfant, ce n’est pas en souvenir de Lien Rag, dit-elle avec le maximum de sérénité dont elle était capable. Lien Rag a disparu dans des conditions douteuses et à NY Station on émet des hypothèses assez étranges. On dit que Lien serait vivant, qu’il serait entré dans l’opposition clandestine et que l’Enfant ne serait qu’une sorte de monnaie d’échange.
— Un moyen de chantage ?
Yeuse ne répondit pas.
— Vous êtes plus polie qu’autrefois, dit Lady Diana. Quand nous avons dû payer dix millions de dollars pour vous sortir de ce train-bagne sibérien, vous étiez l’arrogance même. Lorsqu’on vous a envoyée ici auprès de la Commission des Accords, j’ai trouvé que c’était culotté. Vous vous étiez enfuie en quelque sorte. Vous savez que ces pelisses synthétiques achetées aux Sibériens pour vous faire libérer se vendent très mal ? On a récupéré deux millions avec peine. Si bien que vous nous devez toujours huit millions de dollars.
— Lien Rag remboursait sur son salaire, répliqua Yeuse.
— Tiens, j’oubliais. C’est vrai. Mais reste sept millions. Si vous faites signer au Kid un accord sur dix ans je vous en tiens quitte.
— Et l’Enfant ?
— Il ne peut en être question ici.
— Lien est toujours vivant, n’est-ce pas ?
— Venez, nous allons déjeuner là-haut dans la mezzanine vitrée. Le train va rouler un peu et vous allez découvrir l’une des merveilles de jadis.
Yeuse s’installa en face de Lady Diana et ce fut un maître d’hôtel qui vint les servir. Elle ne put s’intéresser vraiment à cette nourriture rare et sophistiquée. Elle se sentait humiliée, incapable de tenir son rôle, il aurait fallu d’abord qu’elle rembourse cette somme avant d’accepter ce poste. Comment le Kid avait-il pu l’envoyer ?… Ou alors lui aussi montrait une disposition secrète pour les combines pas très reluisantes.
— En fait je suis disposée à acheter toute votre production d’huile et plus tard même devenir votre principale cliente.
— Pourquoi ne pas nous fournir une centrale électrique au lieu de cet argent ou d’un matériel dont nous n’avons pas un besoin urgent ?
— Nous ne pouvons plus exporter ce genre de fabrications. Tout est réservé à notre concession. Pour continuer cet ouvrage nous avons besoin de dizaines, de centaines de centrales sur son parcours. Votre million de tonnes d’huile de baleine alimentera une seule de ces centrales. Nous achetons n’importe quoi à n’importe quel prix.
— Mais votre monnaie va se déprécier. Il y aura trop de dollars en circulation.
— Nous pouvons fournir de la nourriture. Ici nous allons pouvoir cultiver des céréales spéciales dans des serres ultra-modernes. Il faudra bien nous acheter de la farine de soja ou de la viande. Savez-vous qu’on a trouvé des troupeaux entiers dans cette région ? Des bœufs par milliers pris dans la glace ? Nous allons devenir les principaux exportateurs de viande fossile bien que ce soit une expression impropre. Viande glaciaire conviendrait mieux. Avec elle on peut nourrir des volailles, des poissons d’élevage. Elle est même consommable par l’homme dans des proportions raisonnables.
— On a relevé des cas d’intoxication.
— Oui, mais très rares. Ici on autorise certaines entreprises de nourriture industrielle à l’inclure pour vingt pour cent dans leurs produits. Nous obtenons ainsi une série d’articles à un prix très bas. Pour les cantines d’aciéries, pour les entreprises de surface surtout. Dans ce tunnel nous garantissons une nourriture différente.
— Vous n’utilisez plus de Roux ?
— Depuis le départ de Lien ils refusaient de travailler. Nous avons dû les renvoyer en Zone Occidentale… Pas tous mais la majorité.
Disait-elle vrai ? Yeuse doutait de chacune des paroles qui sortaient des lèvres peintes de la grosse femme.
— D’ailleurs nos techniques sont si sophistiquées désormais que nous pouvons nous passer d’eux. Savez-vous par exemple que nous allons équiper des usines hydrauliques sur les canaux qui évacuent l’eau vers les océans ? Ainsi nous récupérerons une partie de l’énergie gaspillée par les pompes. Nous construisons aussi des éoliennes itinérantes sur nos principaux réseaux. Vous devriez en parler au Kid. Il doit y avoir beaucoup de vent sur la Grande Banquise.
Yeuse cherchait comment ramener la conversation sur Jdrien sans commettre de gaffe diplomatique. En face d’elle Lady Diana s’empiffrait, ses grosses joues n’arrêtaient pas de trembler au rythme de sa mastication.
— Vous n’avez pas beaucoup d’appétit… Vous avez peur de grossir et de perdre votre charme naturel ?
— Je suis impressionnée par cette œuvre colossale et je fais de la claustrophobie.
— Pourtant n’est-ce pas merveilleux ? On peut sortir avec une simple fourrure, on bénéficie d’une lumière très vive. Ne me dites pas que vous préférez vivre dans le glauque par moins soixante ?
— N’est-ce pas la destinée de l’humanité désormais ? Nous sommes des millions à vivre sur la glace et non en dessous. Allez-vous entasser vos compatriotes dans ces tunnels et abandonner la surface ?
— Certainement pas. Ah, nous arrivons là où je voulais vous conduire. Regardez.
Yeuse tourna la tête vers la gauche et vit les quatre têtes, énormes, taillées dans le roc d’une montagne complètement dégagée de la glace et éclairée par des projecteurs.
— Quatre présidents des anciens États-Unis d’Amérique. Washington, Jefferson, Roosevelt et Lincoln, taillés dans le roc par on ne sait plus qui… Cent cinquante pieds de haut… Extraordinaire… Une attraction de plus pour les touristes et nous allons en céder la concession pour un million de dollars sur dix ans, plus un pourcentage sur les recettes. Nous allons ainsi peu à peu remonter notre histoire…
— Vous ne pouvez pas creuser indéfiniment sans risques, dit Yeuse. Il y aura un jour un fantastique éboulement et…
— Taisez-vous, gronda Lady Diana. Toutes les précautions sont prises.